Après les attentats de novembre 2015, le psychanalyste et essayiste* revient sur la nature des groupes terroristes et pose les jalons d'une réponse à une crise de civilisation qui suppose de repenser totalement le monde.
HD. De quoi les groupes terroristes qui ont mené notamment les attentats de novembre en France se nourrissent-ils ?
ROLAND GORI. Ils émergent de la niche écologique d’une crise de civilisation qui s’est développée dès lors que les démocraties libérales ont voulu imposer ce que Pierre Bourdieu a appelé un faux universel, c’est-à-dire une raison du monde qui repose essentiellement sur le droit et les affaires. La prétention de rétablir par la tyrannie et la terreur des valeurs intégristes en matière de religion et de famille correspond à ce que la rationalité, que j’appelle « pratico-formelle » – la raison du droit et celle des affaires –, a laissé de côté : les valeurs traditionnelles de la morale et de la religion. Elles constituent le fonds de commerce d’une propagande à même d’appâter les individus les plus « désaffiliés » de notre société. La précarisation, la prolétarisation des vies, associées à une perte des valeurs, permet à ces mouvements de proposer un « sens », une sorte de prothèse à leur existence et d’esthétiser la mort. C’est frappant de voir comment aujourd’hui plus que jamais ces mouvements qui se veulent religieux, donc en révolte et en réaction contre les logiques de marché et de la technique, se sont euxmêmes saisis des armes (Internet, réseaux sociaux, mise en spectacle des meurtres…) des adversaires qui ont participé à leur enfantement. Cela aboutit à une sorte d’accouplement entre le théofascisme et ce que j’ai appelé le technofascisme. On peut dire de ces mouvements ce qu’Hannah Arendt disait des nazis : ils ont emprunté à la mafia américaine leurs méthodes de terreur et à la publicité hollywoodienne leurs techniques de propagande.